De Niverville c. Descôteaux [1997]
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De Niverville c. Descôteaux, [1997] A Q. No. 448 1049 (C.S.)
REJB 1997-00196
Cour supérieure
C A N A D A
PROVINCE DE QUÉBEC
DISTRICT de Montréal
No. 500-05-025107-960
DATE : 7 février 1997
EN PRÉSENCE DE :
François Rolland, J.C.S.
Me Patrick de Niverville
Demandeur-requérant
c.
Yvon Descoteaux et Le Club juridique
Défendeurs-intimés
et
Le Barreau du Qujébec, L’Office des professions du Québec, L’honorable juge Lyse Lemieux, juge en chef de la Cour supérieure et L’honorable Huguette St-Louis, juge en chef de la Cour du Québec et L’honorable Jacques Biron, président du Tribunal des professions
Mis en cause
Rolland J.C.S. :–
1 Le requérant, un avocat, demande l’émission d’une injonction interlocutoire pour ordonner aux intimés Yvon Descôteaux et le Club juridique d’obtenir l’autorisation préalable du juge en chef de la cour concernée avant de déposer des procédures contre lui. Il demande aussi d’enjoindre aux intimés de ne pas déposer et de ne pas inciter quiconque à déposer des plaintes disciplinaires l’impliquant, auprès du mis en cause, le Barreau du Québec (le Barreau), autrement qu’en s’adressant au syndic pour qu’elles soient traitées selon les articles 122, 122.1, 122.2, 123, 123.1, 123.2, 123.3, 123.4 et 123.5 du Code des professions.1
2 En outre, il demande d’enjoindre aux intimés de ne pas inciter ou aider quiconque à formuler quelque plainte que ce soit autrement qu’en s’adressant au syndic du Barreau pour que cette plainte ou autre procédure soit entendue selon le processus de dénonciation au syndic.
3 Finalement, le requérant demande qu’il soit enjoint au Barreau de ne pas se saisir ou de se dessaisir de toute plainte ou dénonciation provenant des intimés et qui n’aurait pas suivi la procédure précitée.
4 La demande comporte donc des conclusions quant aux procédures contre le requérant et aussi de façon générale quant à toute procédure disciplinaire qui pourrait être prise par les intimés à l’égard de tiers.
Les faits :
5 Le requérant est avocat depuis 1981 et est spécialisé en droit professionnel. Il agit régulièrement pour le Barreau dans des dossiers disciplinaires.
6 Descôteaux et le Club juridique sont impliqués dans de nombreuses procédures depuis la fin des années 80, dont la plupart impliquant le Barreau et certains de ses membres.
7 En 1990, après avoir été reconnu coupable d’actes criminels, Yvon Descôteaux, alors avocat, voit son permis d’exercice révoqué. Il ne peut donc plus pratiquer le droit et utiliser le titre d’avocat. Il s’engage alors dans la formation de son club juridique et invite les personnes désirant poursuivre un avocat ou le Barreau “à entrer en communication avec lui”. Se représentant comme “avocat”, il fait l’objet d’une injonction l’empêchant d’agir ainsi. Il est aussi condamné à plusieurs reprises pour outrage au tribunal et fait l’objet de plusieurs poursuites pénales pour pratique illégale. Il sera d’ailleurs reconnu coupable.
8 Lorsque le Barreau entreprend des procédures contre Descôteaux, celui-ci engage une guérilla pour les contester. Ainsi, l’avocat chargé de représenter le Barreau dans ces procédures fait généralement l’objet de plaintes disciplinaires qui sont éventuellement rejetées par un comité de discipline après enquête, puis par le Tribunal des professions puisque Descôteaux porte généralement ces décisions en appel.
9 Descôteaux n’a pas fait exception à sa règle de conduite à l’égard du requérant. Il dépose des plaintes contre lui peu de temps après le début de l’audition des procédures, et intente des poursuites civiles pour atteinte à la réputation.
10 Ainsi, depuis le 22 mars 1995, Descôteaux a déposé cinq plaintes contre le requérant devant le Comité de discipline du Barreau. Elles comprennent plus de soixante-six chefs d’accusation.
11 La décision du 28 novembre 1995 du Comité de discipline, qui rejette la première plainte et les vingt-quatre chefs d’accusation, comporte la conclusion suivante :
La preuve offerte en regard des allégués de la plainte démontre que l’ensemble de la plainte est frivole, malicieuse, et ressemble fortement à de la vengeance personnelle à l’endroit de l’intimé, eu égard aux fonctions qu’il a exercées pour le Barreau du Québec.
12 Quant à la deuxième plainte, la décision du 26 août 1996 conclut que celle-ci est “vexatoire, abusive et porte atteinte à la crédibilité du système judiciaire.”
13 Ces deux décisions ont fait l’objet d’appels, et le Tribunal des professions s’est prononcé à ce jour sur le premier appel. Il l’a rejeté, soulignant son caractère abusif et dilatoire.
14 En plus de ces cinq plaintes contre le requérant, Descôteaux lui a fait signifier une requête pour émission d’une ordonnance de comparaître pour outrage au tribunal (requête qui fut par la suite rejetée).
15 Descôteaux a aussi déposé une plainte pour menaces de mort contre le requérant à la Sûreté municipale de Laval (dossier qui a, par la suite, été fermé).
16 Il a intenté une poursuite en diffamation contre le requérant et d’autres, réclamant 950 000 $, et a également déposé une autre poursuite en dommages de 95 000 $ en décembre dernier, en y désignant le requérant comme l’un des défendeurs.
17 De plus, Descôteaux a fait signifier au requérant un subpoena dans un dossier dans lequel le requérant agissait pour le Barreau contre lui.
18 Descôteaux tentait alors de faire disqualifier le requérant. Forcé de mettre fin à cette pratique, il a renoncé à ce subpoena.
19 Finalement, il a fait signifier des subpoenas aux personnes suivantes lors de l’audition des plaintes disciplinaires contre le requérant, sans jamais les faire témoigner :
le vice-président, éditeur en chef adjoint de La Presse, Claude Masson;
le directeur général du Barreau;
le syndic adjoint du Barreau;
le directeur du Service aux membres du Barreau du Québec.
20 Descôteaux a aussi incité, par l’entremise du Club juridique, certains de ses membres ou certaines personnes à instituer des procédures de plaintes privées au Barreau contre plusieurs avocats qui représentaient le Barreau dans des dossiers.
L’apparence de droit :
21 Le requérant conteste le droit de l’intimé Yvon Descôteaux d’agir pour le Club juridique. En effet, le Club Juridique étant une association au sens du Code civil, cette dernière devrait être représentée par procureur, à moins que les membres n’agissent eux-mêmes ou ne mandatent l’un d’eux.
22 Descôteaux a affirmé, lors de l’audition, avoir un mandat des membres pour agir. Le requérant soutient que le mandat doit être consigné dans un écrit. Le Tribunal ne partage pas cet avis. Ce moyen est donc rejeté, et le Tribunal permet à Descôteaux d’agir pour le Club juridique dans la présente requête.
23 Les intimés ont présenté une requête en irrecevabilité à l’encontre de la requête. La Cour d’appel a décidé que les requêtes proposant des moyens préliminaires ou soulevant l’irrecevabilité à l’encontre des requêtes en injonction interlocutoire doivent être découragées. Ainsi, le Tribunal traitera donc des moyens soulevés dans cette requête comme moyens de défense au fond.2
24 Le requérant soutient qu’il a droit au recours recherché car Descôteaux abuse de façon systématique du processus judiciaire et disciplinaire ainsi que de l’administration de la justice en général et ce, à des fins malicieuses et vexatoires.
25 Le Tribunal est satisfait de la preuve faite par le requérant et conclut qu’il a établi une apparence de droit clair tout au moins quant aux recours qui pourraient être intentés contre lui par les intimés. En effet, il ressort de la preuve que les intimés tentent de nuire indûment au requérant et que les procédures entreprises sont faites avec malice et dans un esprit vindicatif. Elles sont vexatoires.
26 L’attitude des intimés traduit un mépris total des règles de l’administration de la justice et une utilisation abusive des ressources judiciaires.
27 Les intimés soutiennent que, selon l’article 758 C.p.c., une injonction ne peut être prononcée pour empêcher l’institution de procédures judiciaires. Le Tribunal ne croit pas que cette disposition soit un obstacle à la demande du requérant.
28 Nos tribunaux ont eu à décider à plusieurs reprises de dossiers relatifs à des procédures abusives. Ainsi, dans la cause Gignac c. Gignac3, le juge Morin accueille une requête pour faire déclarer le demandeur plaideur vexatoire. Il écrit, à la page 4 de son jugement :
Si l’accès aux tribunaux est un principe sacré dans notre société, il s’agit d’un droit dont, comme tout autre droit, il ne faut pas abuser. Or, le demandeur a clairement abusé de son droit d’ester en justice et il y a lieu, en conséquence, de baliser désormais ce droit, dans le cas du demandeur, de sorte qu’il l’utilise à bon escient.
29 Plusieurs autres décisions sont au même effet.4
30 Dans Yorke c. Paskell-Mede5, le juge Lagacé cite l’extrait suivant du jugement Metroplitan Bank c. Pooley6
But from early times (I rather think I have not looked at it enough to say, from the earliest times) the Court had inherently in its power the right to see that its process was not abused by a proceeding without reasonable grounds, so as to be vexatious and harassing.
31 Ainsi, le Tribunal peut, en vertu de l’article 46 C.p.c., mettre fin à des procédures abusives et déterminer les balises à l’exercice des droits des intimés.
32 Dans de telles circonstances, permettre aux intimés de continuer à intenter librement des procédures contre le requérant occasionnerait, pour reprendre les paroles du juge Lyon, de la Cour d’appel du Manitoba7 :
[...] a waste of time and resources of the litigants and the court and an erosion of the principle of finality so crucial to the proper administration of justice.
33 Le Tribunal conclut donc que le requérant a établi une apparence de droit clair au recours 3. C.S. 105-05-000059-952, Morin J., décision du 10 juillet 1996.
Le préjudice sérieux et irréparable :
34 Le Tribunal est d’avis qu’il y aura préjudice sérieux et irréparable si l’injonction n’est pas accordée. Le requérant a démontré, et il n’a pas été contredit, qu’il subira une atteinte grave à sa vie professionnelle du fait d’être sans cesse obligé de comparaître devant les instances judiciaires et disciplinaires en raison des nombreuses procédures malicieuses dont il est l’objet. Cette situation porte atteinte à sa vie privée et à sa sérénité.
35 Le Tribunal n’a pas à élaborer plus longuement quant au préjudice.
La balance des inconvénients :
36 Puisque le Tribunal conclut à une apparence de droit clair, il n’a pas à traiter de la balance des inconvénients. Par ailleurs, s’il avait à la considérer, il conclurait sans hésitation en faveur du requérant car la demande ne vise qu’à assujettir l’exercice des droits des intimés à un certain contrôle pour éviter la répétition des procédures malicieuses, abusives et vexatoires.
Les conclusions recherchées :
37 Le requérant demande une injonction relativement aux procédures entreprises par les intimés ou à leur suggestion et dont il pourrait faire l’objet.
38 Le Tribunal a permis au requérant d’amender sa requête pour y modifier certaines conclusions, à savoir les 3e et 4e conclusions. Cette demande n’a pas été contestée.
39 Se fondant sur l’article 46 C.p.c. et sur la jurisprudence citée, le Tribunal accorde ces conclusions impliquant le requérant.
40 Par ailleurs, le requérant demande aussi qu’il soit enjoint aux intimés de ne pas déposer ou inciter toute personne à déposer quelque plainte au Barreau autrement que par la procédure prévue aux articles 122, 122.1, 122.2, 123, 123.1, 123.2, 123.3, 123.4 et 123.5 du code des professions.
41 Il demande aussi qu’il soit enjoint au Barreau, au personnel de son service du greffe, à son comité de discipline et aux membres de son comité de discipline, de ne pas se saisir et de se dessaisir de toute plainte, grief ou différend déposé par les intimés ou par d’autres à la suggestion de ces derniers, pour qu’il soit référé au syndic du Barreau afin qu’il soit traité suivant le processus prévu aux articles précités.
42 Le requérant demande donc une ordonnance pour empêcher les intimés d’exercer le recours prévu à l’article 128 du Code des professions, et pour empêcher le Barreau d’être saisi de tels recours.
43 Le Tribunal ne peut faire droit à ces deux conclusions, le requérant n’ayant pas d’intérêt et plaidant au nom d’autrui. Il a cité la cause de Claude Beaulne c. Carole Kavanagh et al.8 pour soutenir cette demande. Dans cette affaire, il s’agissait d’une demande d’injonction faite par un optométriste contre le syndic de sa corporation professionnelle, visant à empêcher un acte illégal du syndic qui affectait tous les membres. Les faits de l’espèce sont différents et on ne peut y appliquer le raisonnement suivi dans ce jugement.
44 Le Tribunal ne croit pas qu’il puisse enjoindre au Barreau de ne pas se saisir de plaintes, à moins qu’elles ne soient déposées conformément à la procédure proposée par le requérant. Ce dernier ne peut obtenir une injonction pour dicter la conduite du Barreau quant à des tiers. Le Code des professions prévoit la procédure dans le cas de plaintes. Le Tribunal ne peut émettre une injonction contre le Barreau à la demande d’un tiers pour limiter l’exercice des droits de tout autre tiers.
45 Le Tribunal ne se prononce pas, par ailleurs, quant à ce qu’aurait été la conclusion si une demande d’injonction avait été faite par le Barreau, qui est mis en cause dans les présentes procédures.
Par ces motifs, le tribunal
46 ACCUEILLE en partie la requête;
47 ÉMET une injonction interlocutoire pour valoir jusqu’au jugement final;
48 ENJOINT aux intimés Yvon Descôteaux et le Club juridique :
1. de ne pas, directement ou indirectement, déposer quelque plainte, grief, ou différend concernant le demandeur, Me Patrick de Niverville, eu égard à sa conduite professionnelle autrement qu’en s’adressant au syndic du Barreau du Québec pour que cette plainte, ce grief ou ce différend soit traité suivant le processus prévu aux articles 122, 122.1, 122.2, 123, 123.1, 123.2, 123.3, 123.4 et 123.5 du Code des professions (L.R.Q. chap. C-26) à l’exclusion de tout autre processus;
2. de ne pas, directement ou indirectement, déposer une procédure judiciaire introductive d’instance, qu’elle soit de nature civile, criminelle, pénale ou administrative, ou assigner ce dernier à comparaître par voie de subpoena ou autrement, impliquant le requérant, sans au préalable avoir obtenu l’assentiment écrit du juge en chef de la cour concernée ou d’un juge désigné par elle ou lui;
3. de ne pas inciter, favoriser, aider, conseiller, susciter quiconque à déposer une procédure judiciaire introductive d’instance de nature civile, criminelle, pénale ou administrative impliquant Me Patrick de Niverville, ou assigner ce dernier à comparaître par voie de subpoena ou autrement, sans au préalable avoir obtenu l’assentiment écrit du juge en chef de la cour concernée, ou du juge désigné par elle ou lui;
49 DISPENSE le requérant de fournir caution;
50 PERMET la signification de la présente ordonnance par courrier recommandé à tout membre du Club juridique et à tout officier de justice responsable d’un greffe civil ou pénal au Québec;
51 PERMET la signification par voie d’affichage dans les greffes des palais de justice du Québec;
52 ORDONNE l’exécution provisoire nonobstant appel;
53 LE TOUT avec dépens contre les intimés;
Rolland J.C.S.
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Me André Gauthier, Procureur du requérant
Me Jacques Fournier Mondor, Procureur du mis en cause
M. Yvon Descôteaux pour lui-même et l’intimé Le Club juridique
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1. L.R.Q.; c .C-26
2. La Métropolitaine c. L’Industrielle Alliance [1983] R.D.J. 95, et Unilait Inc. c. Société coopérative agricole des maîtres producteurs laitiers du Québec [1981] C.A. 555.
3. C.S. 105-05-000059-952, Morin J., décision du 10 juillet 1996.
4. Titus Nguiagain c. Commission de la fonction publique et al., C.S. 200-05-004124-967, Barakett J., J.E. 96-2200, EYB 1996-85300; Elisa Hodess c. Jeffrey Potofsky, C.S. 500-12-157162-862, Lagacé J.; Moffet et Bélanger c. Caisse populaire de Laurier-Station C.S. 200-05-001190-953, Dionne J., Fabrikant c. R., C.A. Montréal, 500-10-000287-936, jj. Beauregard, Baudouin et Proulx; Fabrikant c. Concordia, C.S. 500-05-007801-952, Barbeau J.
5. [1996] R.J.Q. pp. 1964 à 1970.
6. (1884-85) 10 App. Cas. 210, 220-221.
7. Salomon vs Smith [1988] W.W.R. 410, 421, C.A. Manitoba.
8. [1989] R.J.Q. 2343 à 2347.